Lire ci-dessous l'excellent reportage très bien documenté de Marie-Aude Roux sur Wagner à Venise dans Le Monde daté du 14 février (page 24).
Le Palazzo Vendramin Calergi, où Wagner est décédé. Ce palais abrite aujourd'hui le casino de Venise ainsi que le musée consacré au compositeur. | © ITALO GRECI/UNIONPRESS |
Le monde a beau célébrer en 2013 le bicentenaire de la naissance de Wagner, Venise reste à jamais liée à sa mort, survenue au Palazzo Vendramin Calergi le 13 février 1883. Trois jours plus tard, le compositeur allemand prend sa dernière gondole pour la gare Santa Lucia. Le cercueil, envoyé de Vienne par Louis II de Bavière, est hissé dans le train pour l'ultime voyage à Bayreuth, où Wagner est inhumé le 18 février dans les jardins de sa Villa Wahnfried.
La pluie à angle droit, la bora venue de la mer fouettant dans l'air une aqua alta céleste : ce 2 février de 2013 à Venise est jour de colère, qui pétrifie le début du carnaval. Nous débarquons par le Grand Canal aux marches du Palazzo Giustinian Brandolini D'Adda.
MANDAT D'ARRÊT LANCÉ CONTRE LUI POUR SES SYMPATHIES ANARCHISTES
C'est là que Richard Wagner s'est installé à la fin du mois d'août 1858, proscrit fuyant l'Allemagne et le mandat d'arrêt lancé contre lui pour ses sympathies anarchistes, renégat conjugal dont le mariage moribond avec Minna vient de recevoir le coup fatal de sa liaison avec Mathilde Wesendonck. "Ici s'achèvera Tristan - malgré les tourmentes du monde", note-t-il dans son journal.
Dans la ville italienne dont le "climat et l'air sont divins", dans l'isolement et le calme, Wagner compose le deuxième acte de Tristan. Il écrit à Minna : "Je travaille toute la journée jusqu'à 4 heures (...). Puis je traverse le canal, vais place Saint-Marc où, vers 5 heures, je retrouve Karl [Ritter] au restaurant. Après le repas, nous allons en gondole au jardin public" (lettre du 28 septembre 1858).
Wagner affectionne aussi les glaces au café Lavena, les deux grands lions de l'Arsenal, qu'il surnommera Fasolt et Fafner, comme les deux géants de sa Tétralogie.
La salle de réception du "piano nobile" de cet imposant palais gothique vénitien du XVe siècle, aussi grande que la scène de la Fenice, est à la mesure des ambitions wagnériennes. Dans la chambre à coucher, sous les fresques de Tiepolo, le compositeur a fait venir son piano de Zurich. Nuit après nuit, il met en notes l'ivresse passionnée des étreintes adultères de Tristan et Isolde.
Un jour, vers les 3 heures du matin, il entend sur le Grand Canal l'"ancien chant des gondoliere " rebondir de place en place. Ce chant lui inspirera, dit-il, la mélancolique cantilène du pâtre qui ouvre le troisième acte de Tristan d'un long et lancinant solo de cor anglais. Rien ne subsiste du passage wagnérien dans cette demeure habitée actuellement par un historien d'art et académicien connu, mais l'esprit veille.
DEUXIÈME SÉJOUR EN NOVEMBRE 1861
Wagner n'y achèvera pas Tristan : il a dû quitter Venise le 24 mars 1859 alors que les troupes autrichiennes s'apprêtaient à marcher contre Garibaldi. Il lui faudra un deuxième séjour en novembre 1861 pour découvrir, dans la galerie de l'Académie, le tableau du Titien à l'origine de la composition des Maîtres chanteurs, la fameuse Assomption (1516), exposée aujourd'hui au-dessus du maître-autel de la basilique des Frari.
Plus loin sur le Grand Canal, l'Hôtel de l'Europe (ancien Regina et Palais Dei Giustinian, siège actuel de la Biennale de Venise) où Wagner séjourna en 1876. Quinze ans se sont écoulés depuis 1861 : l'état de santé du musicien s'est dégradé et la ville des doges est devenue un refuge contre la rigueur des hivers allemands.
Le compositeur a rencontré son mécène Louis II de Bavière, terminé la Tétralogie, monté le premier Festival de Bayreuth, perdu Minna, épousé Cosima, la fille cadette de Franz Liszt, qui lui a donné trois enfants, Isolde, Eva et Siegfried. La façade rose de l'Hôtel Danieli, où Wagner s'établit à chacun de ses six séjours vénitiens, biffé par les rafales, a pris un aspect fantomatique.
PALAZZO VENDRAMIN CALERGI, FLEURON DE L'ARCHITECTURE CIVILE VÉNITIENNE DU XVIE SIÈCLE
Comme le baroque Palazzo Contarini dalle Figure sur le Canal Grande, où il s'installa en octobre 1880 avec Parsifal dans ses bagages. Il l'achèvera à Palerme en janvier 1882, à l'époque du fameux portrait peint par Renoir, avant de repasser par Venise pour la cinquième fois en avril avec une seule idée en tête : préparer son retour à l'automne et s'y installer durablement.
Le 18 septembre, il loue avec sa famille l'immense mezzanine (dix-huit pièces) du Palazzo Vendramin Calergi, fleuron de l'architecture civile vénitienne du XVIe siècle. Wagner signe un bail de trois ans avec le comte Bardi.
Le Palazzo Vendramin est aujourd'hui la propriété de la commune de Venise, qui y a installé son casino d'hiver. Dans le Wagner Caffè, l'enfer hurlant des machines à sous et des jeux vidéo sur Internet.
Plus loin, derrière une vitre, le jardin où Wagner et Liszt, qui fut son hôte du 19 novembre 1882 au 13 janvier 1883, tenaient de longues conversations sur la "musique de l'avenir".
Une porte discrète, à droite, signale l'entrée du Musée RichardWagner. Elle ouvre aussi sur les bureaux administratifs du casino. Ouvert en 1995 à l'instigation de l'Association Richard Wagner de Venise (ARWV) fondée en 1992 par le critique et musicologue Giuseppe Pugliese, le Musée Wagner est aujourd'hui sous la présidence de sa femme, la cantatrice Alessandra Althoff Pugliese.
MUSÉE DE LA VILLA WAHNFRIED À BAYREUTH
Il ne dispose encore que de quatre des dix-huit pièces, dont cinq chambres étaient habitées seulement par Wagner, la "préférée" étant actuellement occupée par le directeur du casino.
Le joyau est évidemment la chambre mortuaire de 80 mètres carrés, qui donne sur le jardin oriental, où se tient encore le grenadier en vêture d'hiver que l'on voit couvert de fruits sur les photos d'époque. "Qui mori Riccardo Wagner il 13 febbraio 1883."
A droite, devant la fenêtre, le bureau où repose le fac-similé du dernier écrit théorique auquel Wagner travaillait - Sur le féminin dans l'être humain. A gauche, un petit divan à trois pieds, semblable à celui où Wagner rendit l'âme à 15 h 30 de l'après-midi, l'original ayant rejoint le Musée de la Villa Wahnfried à Bayreuth.
Dans les vitrines, nombre de livres, partitions, fac-similés, lithographies, disques, programmes et lettres autographes : le fonds s'est considérablement étoffé grâce à la dation de la collection Josef Lienhart en 2003.
"JE NE DIRIGERAI PLUS JAMAIS"
Nous parcourons ces pièces où Wagner a passé les cinq derniers mois de sa vie, écrit Le Festival scénique sacré à Bayreuth en 1882 (un recueil de conseils d'interprétation vocale et de mise en scène), observé à 4 heures du matin le 31 octobre la comète qui passait sur Venise.
Lui et l'abbé Liszt, pianiste et compositeur, ont joué de la musique, réconciliés depuis que Wagner l'adultère est devenu officiellement le gendre de Liszt, le 25 août 1870.
Le 24 décembre à la Fenice, pour l'anniversaire de Cosima, Liszt joue du piano tandis que Wagner recrée sa Première symphonie en ut majeur disparue depuis la première à Prague en 1832. Il a déclaré, accablé de crampes dans la poitrine : "Je ne dirigerai plus jamais" sans savoir qu'il disait vrai.
Le 13 février, Wagner vient de tracer les mots "Amour-tragique" sur son manuscrit. Il a refusé la promenade en gondole, laissé intact le bouillon servi à sa demande. Avant d'appeler au secours Cosima et le docteur Keppler.
Mort à Venise. Sur la façade du palais Vendramin Calergi, ce court poème de Gabriele D'Annunzio : "Dans ce palais/les âmes entendent/le dernier souffle de Richard Wagner/se perpétuant comme la marée/qui lave le marbre en dessous d'elle."
Marie-Aude Roux - Venise
0
commentaires
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)